Vente à perte : la tension monte entre différents acteurs des États généraux de l’alimentation
La proposition d’Emmanuel Macron, lors de son intervention à Rungis le 11 octobre dernier, de relever le seuil de revente à perte oppose deux camps au sein des États généraux de l’alimentation : d’un côté Michel-Edouard Leclerc et l’UFC-Que Choisir, de l’autre la FNSEA, Coop de France, l’ANIA et la FCD.
La première partie des État généraux de l’alimentation se sont achevés la semaine dernière. Avant les annonces du Président de la République, faites le mercredi 11 octobre (en avoir plus), le ton est monté, notamment du côté de Michel-Édouard Leclerc et de l’UFC-QueChoisir, qui estiment que les consommateurs pourraient être les principales victimes de ces mesures. En cause, l’une des propositions qui ressortent des États généraux de l’alimentation : relever le seuil légal de revente à perte (SRP), le prix au-dessous duquel un distributeur ne peut pas commercialiser un produit.
Pourquoi relever ce seuil ? Sur certains produits de marques nationales (Nutella, Coca-Cola…), les enseignes se concurrencent entre elles en comprimant au maximum leur marge pour proposer les prix les plus attractifs aux consommateurs, quitte à parfois revendre à perte, à ne pas couvrir leurs coûts de distribution, et compenser ces pertes sur d’autres produits où les consommateurs ont moins de repères prix (les produits frais par exemple). C’est une partie de ce que l’on appelle, depuis quelques années, «la guerre des prix». Et toute chose égale par ailleurs, cette guerre est d’autant plus violente que le seuil légal de revente à perte est très bas.
Leclerc défend la guerre des prix
Plusieurs organisations — les industriels (ANIA, Coop de France) et une partie des agriculteurs (FNSEA), défendus dans cette démarche par plusieurs enseignes (Carrefour, Auchau, Système U), représentés par la FCD — proposent de relever ce seuil, créé en 1996 (lire plus bas), pour «en finir avec la guerre des prix». C’est la grande distribution qui a le plus grand intérêt à cette mesure, estime l’économiste de l’INRA, Claire Chambolle, co-auteure d’un rapport sur les effets de la loi de modernisation de l’économie (LME) fin 2016 : «Si le seuil remonte, la situation sera un peu moins dure pour les producteurs, mais aucune étude ne le prouve. Si le rapport de force reste inchangé, ce sont les distributeurs qui récupéreront l’essentiel au détriment, surtout, des consommateurs». Car leur marge serait augmentée de facto sur de nombreux produits par la réglementation.
Parmi ces distributeurs, Leclerc est peut-être celui qui y aurait le moins d’intérêt, car «Leclerc s’est différencié par sa stratégie de prix bas», or «si le SRP est haut, il sera plus difficile d’obtenir un prix différent de ses concurrents». C’est probablement pour cela que Michel-Edouard Leclerc s’exprime autant dans la presse. Pour lui, «certains industriels et même, des distributeurs» auraient même passé un «deal complètement irresponsable» pour porter le relèvement du SRP auprès du gouvernement.
Ce que dément la profession agricole : «Il n’y a pas de deal, mais il y a des intérêts convergents», commente Patrick Bénézit, secrétaire général adjoint de la FNSEA. «Nous n’avons pas de deal, confirme le délégué général de Coop de France, Pascal Viné. Mais si nous voulons redonner du revenu aux agriculteurs, il faudra bien que le consommateur paye plus, et c’est pour cela qu’il faudra qu’il comprenne bien pourquoi il paye plus».
Effet de vase communiquant
La FNSEA espère que les agriculteurs bénéficieront d’un effet de «vase communiquant. Le Nutella, en tant que produit, n’a évidemment rien en commun avec la pomme Royal Gala mais, en termes de chiffre d’affaires, ces deux produits sont intimement liés». Selon le syndicat, les marges des produits frais, élevées, compensent celles plus basses de «la lessive ou de la pâte à tartiner», faisant référence à la publicité qu’a fait paraître E. Leclerc pour prendre à témoin les consommateurs sur le risque d’envolée des prix à cause des États généraux.
Même analyse chez Coop de France : «Les coûts logistiques ne sont pas couverts sur certains produits, si la pression se relâche sur certains produits, on donne plus d’espace à d’autres produits. En couvrant ses charges, on peut imaginer que la grande distribution n’ira plus chercher ses marges sur d’autres produits alimentaires, confirme Pascal Viné. Mais cela reste hypothétique, rien n’est garanti, et nous ne voulons pas donner de chèque en blanc», nuance-t-il. Certains industriels sont déjà sceptiques : «Les distributeurs ne feront de cadeau à personne ; s’il y a bien un secteur où l’on ne fait pas de philanthropie, c’est bien celui de la grande distribution», réagit-on dans la filière œuf.
«Le relèvement du SRP tout seul ne réglera pas la problématique, confirme Patrick Bénézit. Nous réclamons un mécanisme d’ensemble, qui va de l’intégration du coût de revient dans les contrats, à la redéfinition du prix abusivement bas chez les producteurs, en passant par l’exception agricole au droit de la concurrence». De même, Pascal Viné souhaite «environner le relèvement du SRP d’autres mesures». Et de citer la limitation des promotions, la révision des contrats en cas de variation du prix de l’énergie, la réforme de la notion de prix abusivement bas… «Notre position, c’est qu’il faut relâcher la guerre des prix, mais qu’en contrepartie, il faut redonner du sens aux prix. Nous attendons des engagements des distributeurs. Nous sommes notamment favorables au développement des normes ISO dans les comportements d’achats des distributeurs».
Agriculteurs et consommateurs, tous perdants ?
La mesure embarrasse aussi l’association de défense des consommateurs UFC-Que Choisir, qui estime le coût de cette mesure à 1,4 milliard d’euros par an pour les consommateurs français. Selon une étude de l’Insee, les Français ont consacré 232 milliards d’euros à leurs achats alimentaires en 2014. «Ce chiffre de 1,4 milliard d’euros, nous ne savons pas d’où il sort, et nous ne le validons pas, car il se peut que les distributeurs fassent un peu moins de marge par ailleurs, réagit Patrick Bénézit. Et quand bien même, cela ne représente que 1,90 euro d’augmentation par mois et par consommateur».
Détail non négligeable : dans leurs conclusions, qui ne sont pas encore parues officiellement, les participants à l’atelier 7 (améliorer les relations commerciales entre producteurs, transformateurs et distributeurs) ont assorti la proposition de relèvement du seuil de revente à perte d’une condition : la réalisation d’une étude d’impact préalable, afin de mesurer l’effet sur la hausse des prix et de vérifier les hypothèses mises en avant par les promoteurs de cette proposition. Ils souhaitent, en particulier, que le ministère de l’Agriculture étudie de près le mécanisme qui permettrait de faire redescendre de la valeur jusqu’aux agriculteurs.
Instauré en 1996Le SRP a été créé en 1996, par le ministre des finances de l’époque, Yves Galland, et sa mise en œuvre avait provoqué — avec d’autres mesures — un effet inflationniste durant les années qui suivirent, en limitant la concurrence entre enseignes. La situation avait été dénoncée en 2004 par la commission Canivet, du nom de l’actuel président de l’atelier 5 des États généraux (relations commerciales). Les membres de cette commission constataient notamment que les prix, dans la grande distribution française, étaient supérieurs à la moyenne européenne.
Ce seuil fut donc assoupli successivement par Luc Chatel et Renaud Dutreil en 2006 et 2008, pour abaisser les prix et «améliorer le pouvoir d’achat». Dix ans après, la mission est réussie, diront certains, elle est allée trop loin, diront d’autres. |